Amélie de Montchalin, fer de lance de la transformation du service public,7 JUILLET 2020 PAR ROMARIC GODIN Médiapart

Si l’on voulait une preuve irréfutable que le cap économique du quinquennat d’Emmanuel Macron n’a pas été modifié par les crises sanitaire et économique, on pourrait citer la nomination d’Amélie de Montchalin au ministère de la « transformation et de la fonction publique ». L’intitulé de ce portefeuille et son nouveau titulaire démontrent que l’essence du macronisme est préservée, mais que la volonté d’accélération est évidente.

Passation de pouvoirs entre Amélie de Montchalin et
          Olivier Dussopt le 7 juillet 2020. © AFPPassation de pouvoirs entre Amélie de Montchalin et Olivier Dussopt le 7 juillet 2020. © AFP

À 35 ans, Amélie de Montchalin va donc prendre en charge la fonction publique après avoir occupé pendant un peu plus d’un an le secrétariat d’État aux affaires européennes. Son parcours ne laisse aucun doute quant à la vision qu’elle amène avec elle. Diplômée de HEC et de la Kennedy School de Harvard en politiques publiques, elle travaille dans cette université avec Carmen Reinhart, une économiste qui a cherché (en vain) à établir une limite fixe à la dette publique. Le cœur de l’enseignement dans ces institutions est toujours le même, il est fondé sur la « théorie du choix public » (« public choice theory ») portée notamment par James Buchanan, prix de la Banque de Suède (« Nobel d’économie ») en 1986. Cette théorie s’appuie sur l’idée que l’État est aussi un lieu de lutte des intérêts particuliers et que, par conséquent, il ne peut être régulé que par une mise en concurrence. Cette vision imprègne, on le verra, le macronisme.

Amélie de Montchalin est issue d’un milieu de hauts cadres du privé, son père ayant travaillé chez Elf, Danone et Coca-Cola. Son époux, Guillaume de Montchalin, est consultant au sein du Boston Consulting Group, un des cabinets qui pousse précisément l’agenda du « public choice » dans le monde. Naturellement, donc, Amélie de Montchalin se dirige vers le secteur privé et, après être passée chez BNP Paribas comme « économiste junior », elle rejoint Axa en 2014, où elle est chargée de la « prospective et du suivi des politiques publiques », autrement dit de l’insertion de la stratégie de l’entreprise dans le cadre des politiques publiques.

Une première évidence s’impose donc : la nouvelle ministre de la fonction publique a une expérience du privé. Elle n’a donc pas la connaissance des méandres de l’État français. Elle a en revanche une science parfaite du management privé des grands groupes. Sa nomination ne peut donc signifier qu’une volonté d’appliquer ces méthodes à la fonction publique.

C’est du reste logique puisque, une fois élue triomphalement députée en juin 2017 dans la 6e circonscription de l’Essonne, elle est devenue whip du groupe La République en marche (LREM) pour les finances. Dans ce rôle, elle a été appréciée par les Marcheurs pour ses méthodes de cadre du privé : « Personne ne nous semble avoir à la fois ses qualités techniques et managériales », expliquait ainsi un élu macroniste au Point en décembre 2017. Amélie de Montchalin a donc appliqué à ce nouveau groupe politique les techniques managériales du privé. À l’époque, elle aimait ainsi à se vanter, notamment dans un entretien à l’AFP, d’avoir monté « deux start-up » pour gérer sa campagne et son poste de députée. Déjà, l’idée de sa démarche était évidemment d’appliquer les méthodes des secteurs marchands concurrentiels aux institutions politiques, selon les leçons de la théorie des choix publics.

De fait, Amélie de Montchalin incarne de façon chimiquement pure la pensée économique du macronisme. Proche d’Alain Juppé en 2016, elle rejoint le candidat marcheur après la défaite de l’ancien premier ministre. Son obsession, alors, et jusqu’au vote de la loi de finances pour 2018, c’est la réduction de la fiscalité sur le capital et notamment la fin de l’ISF. Pendant la discussion budgétaire, et bien que la fin de l’ISF créât déjà des crispations dans l’opinion, elle a écumé les médias pour défendre cette réforme. Ses arguments étaient absolument ceux du gouvernement : l’impôt sur la fortune aurait été un frein à l’investissement. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’elle s’est fait remarquer par l’exécutif. En janvier 2018, elle pouvait proclamer dans Libération « Nous avons fait notre boulot de députés, il n’y a plus d’ISF. »

Maintenant que la fin de l’ISF est devenue le cœur de l’identité de la politique d’Emmanuel Macron, qui refuse de revenir sur cette réforme malgré son impopularité et la crise, Amélie de Montchalin apparaît comme une des « grognardes » d’un gouvernement arc-bouté sur ses convictions et de plus en plus isolé de la population. Elle aura donc pour tâche de porter le fer de l’idéologie néolibérale à laquelle elle croit profondément dans le secteur public français. D’où le terme de « transformation » qui est attaché désormais à son maroquin. Ce vocable, là encore, fleure bon la théorie des choix publics. Soumis aux exigences managériales du privé et à une logique de marché, le service public devra alors sortir de l’ère bureaucratique. Tout semble donc prédire un politique de sape, voire de destruction des services publics.

Le Calcul du Consentement de James Buchanan et Gordon
          Tullock, ouvrage fondateur de la théorie du choix public. ©
          DRLe Calcul du Consentement de James Buchanan et Gordon Tullock, ouvrage fondateur de la théorie du choix public. © DR

Le mot semble trop fort ? Emmanuel Macron, dans son allocution du 14 juin, donnait pourtant le ton en faisant de cette « transformation » du secteur public un des axes centraux de son « nouveau chemin » « l’organisation de l’État et de notre action doit profondément changer ». Et le président d’expliquer que la pandémie a donné lieu à des organisations en dehors de l’État qui doivent devenir des modèles : « Face à l’épidémie, les citoyens, les entreprises, les syndicats, les associations, les collectivités locales, les agents de l’État dans les territoires ont su faire preuve d’ingéniosité, d’efficacité, de solidarité. » La conclusion de l’hôte de l’Élysée est alors : « Faisons-leur davantage confiance. Libérons la créativité et l’énergie du terrain. »

Cette reprise des termes « créativité » et « énergie », centraux dans la vision macroniste d’un secteur privé seul capable d’innovation (on se souvient que la fin de l’ISF devait « libérer les énergies »), traduit l’idée que le secteur public doit se soumettre à de nouvelles exigences. Le discours présidentiel est évidemment volontairement confus, mais cette pensée que le service public doit s’inscrire dans les initiatives locales, dans la créativité et l’énergie, suppose a priori deux directions. D’abord que, dans certains cas, ces initiatives peuvent se substituer à l’État. C’est ici qu’Emmanuel Macron instrumentalise le Covid-19 en prétendant que le service public n’était pas à la hauteur. Dès lors, il faut sans doute moins de fonctionnaires et cela ouvre la voie à une substitution du privé au secteur public. Cela suppose ensuite que les fonctionnaires ne sont efficaces que lorsqu’ils font preuve de créativité et d’énergie, à l’image des autres éléments de la société. Il est donc nécessaire de les libérer du carcan des procédures et des statuts.

Ce discours est, encore une fois, très largement inspiré de la théorie du choix public dans sa réflexion sur la bureaucratie. L’idée est que le service public statutaire est un monopole qui poursuit ses propres intérêts. Pour y mettre fin, il faut donc briser le monopole et mettre en concurrence les initiatives en fonction d’objectifs précis

Une transformation sous pression

Cette vision de la fonction publique est précisément celle d’Emmanuel Macron, et, sans surprise, d’Amélie de Montchalin. Dans un entretien à Acteurs publics accordé en mars 2018, elle considérait que le statut était une entrave : « Des maires ont des besoins d’agilité dans leurs recrutements, mais sont bloqués à cause du statut », affirmait-elle. Et elle réclamait une « transformation managériale » pour « redonner des marges de manœuvre dans la gestion quotidienne, et donc une forme de liberté dans le recrutement des profils par exemple ». Application des règles de gestion du privé et mise en concurrence des fonctionnaires et des contractuels : la nouvelle ministre semble savoir où elle va.

L’autre direction inspirée du « public choice », outre la sape du statut des fonctionnaires, c’est celle qu’Amélie de Montchalin évoquait dans l’entretien déjà cité accordé à Libération en janvier 2018. Elle parlait d’une gestion de l’État « par objectif ». Dès lors que l’objectif l’emporte sur l’outil, alors les statuts deviennent des entraves. Dans une autre interview de juin 2017 donnée au média étasunien en ligne Vox, elle expliquait d’ailleurs que cette démarche était ce qui l’avait convaincue chez Emmanuel Macron qui incarnait, pour elle, ce qu’elle avait appris à Harvard… Par ailleurs, la vision politique du candidat revendiquée dans cet entretien par la future ministre était elle-même inspirée de cette théorie : dans le duel droite-gauche, les intérêts internes aux partis dominaient et le macronisme a proposé de remplacer ce jeu par une concurrence des compétences.

En fidèle parmi les fidèles, la nouvelle ministre a, lors de la passation de pouvoirs ce 7 juillet, repris cette idée du chef de l’État d’une crise sanitaire qui servirait d’alibi à une prompte action : « Ma mission est d’autant plus immense que nous sortons d’une crise qui a montré à la fois les forces et les faiblesse de l’action publique. » Bref, l’arrivée d’Amélie de Montchalin à un ministère de la fonction publique centrée sur la « transformation » est de mauvais augure pour l’avenir des services publics.

Certes, celle-ci redevient officiellement un ministère et non plus un simple secrétariat d’État rattaché à Bercy, mais cet honneur de façade pourrait cacher un piège : la fonction publique mériterait un ministère, précisément pour réaliser sa transformation. Cette dernière, au reste, a commencé avec la réforme d’août 2019 qui favorisait déjà le recours aux contrats de droit privé et instaurait la possibilité de ruptures conventionnelles dans la fonction publique. Amélie de Montchalin ira-t-elle plus loin ? Elle dispose, en tout cas, d’une feuille de route, le rapport « Cap 2022 », publié voici deux ans et qui traçait le chemin d’une transformation dans un sens managérial. La réforme de 2019 en est le produit, mais son « potentiel » est loin d’être épuisé.

Cette réforme de 2019 a profondément dégradé le dialogue social au sein de la fonction publique. Olivier Dussopt, ancien député socialiste de l’Ardèche, a mené avec une froideur méticuleuse les réformes du gouvernement Philippe et s’est aliéné une grande partie des syndicats. D’autant que le point d’indice est gelé depuis 2017, que le jour de carence a été rétabli et que des postes ont continué à être supprimés. Les organisations de fonctionnaires, même les plus modérés comme la CFDT, ont donc réclamé une rencontre « pour lui dire l’urgence d’ouvrir des négociations » sur le pouvoir d’achat.La réponse de la nouvelle ministre ne devrait pas être positive. Les mesures salariales risquent d’être conditionnées par des performances précises, des « résultats » et la vraie question des deux dernières années du quinquennat sera de savoir si le gouvernement Castex entend accélérer ou non les réductions d’effectifs de fonctionnaires. Pour l’instant, le budget 2020 prévoit de supprimer 10 500 postes contre 50 000 promis durant la campagne électorale. Mais les suppressions se solderont, entre 2017 et 2020, à près de 5 000. Il faudra donc, de toute façon, presser le pas sur les deux dernières années.

D’autant plus que les comptes publics sont sous pression et que l’exécutif a d’ores et déjà prévenu que les impôts n’augmenteront pas. Il faudra donc traquer les économies dans la fonction publique, ce que cette spécialiste des « politiques publiques », comprenez des budgets, saura parfaitement réaliser. Le fait que son directeur de cabinet au secrétariat d’État à l’Europe, Boris Melmoux-Eudes, la suive dans cette nouvelle fonction n’est guère rassurant. C’est en effet un pur « budgétaire » de 33 ans, auditeur à la Cour des comptes et chef de bureau à Bercy.

Une des questions qui se posera également à la nouvelle ministre sera celle des retraites. Tout dépendra de l’avenir de la réforme, mais celle-ci prévoyait de compenser l’augmentation de la durée de cotisation par l’intégration des primes dans le calcul et par certaines revalorisations, notamment des enseignants. Qu’en sera-t-il dans la version remaniée de la réforme ? Le gouvernement tiendra-t-il à en finir avec le régime de pensions de la fonction publique et si oui, sera-t-il prêt à en payer le prix ?

Une chose reste certaine : avec cette nomination, Emmanuel Macron a donc confirmé qu’il entendait profiter de la crise sanitaire pour lancer une nouvelle attaque contre le service public en plaçant une idéologue fidèle à ce ministère. Les deux prochaines années pourraient encore accélérer cette offensive néolibérale.

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