Deux manifestants entre la vie et la mort, plusieurs autres gravement atteints au visage, dont l’un est éborgné, des dizaines blessés par d’importantes plaies délabrantes… La manifestation interdite du 25 mars, en opposition au projet de construction d’une mégabassine à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), a été marquée par un bilan rarement vu ces dernières années. Face aux centaines de militants organisés et équipés pour affronter les forces de l’ordre, mais aussi des milliers d’autres, pacifiques, eux, l’Etat n’a pas hésité à déployer près de 3 200 gendarmes mobiles. Ces derniers ont eu recours à un usage massif d’armes dites intermédiaires mais bien capables de mutiler, voire tuer. En l’espace de quelques heures, ils ont tiré plus de 5 000 grenades, des munitions lacrymogènes mais aussi de nombreuses grenades GM2L, contenant une dangereuse charge pyrotechnique.
Les cas de Serge D., 32 ans, et Mickaël B., 34 ans, sont les plus graves. Selon la dernière communication de la justice mardi après-midi, leur pronostic vital était toujours engagé. Les deux manifestants, encore dans le coma, souffrent de lésions au cerveau provoquées par une hémorragie. Les parents de ces deux manifestants gravement blessés ont porté plainte pour «tentative de meurtre» et «entrave aux secours». A l’aide d’une vingtaine de témoignages, de captures d’écran montrant des appels aux secours, de messages aux plus hautes autorités, ainsi que de photos et vidéos captées pendant la manifestation, Libération a pu retracer le déroulé des événements. Cette reconstitution minutée atteste d’une grande confusion des services de secours. Mais aussi de la décision des autorités de ne pas permettre l’accès à des ambulances à la zone de la manifestation pendant près de deux heures, en dépit de diagnostics d’urgence absolue, et alors que chaque minute compte en cas d’atteinte cérébrale de cette gravité. Apparaissent aussi des incohérences, voire des mensonges, dans la communication officielle de l’Etat.
«Toutes les cinq secondes, ça explosait»
Le matin, au camp de Vanzay, commune voisine de Sainte-Soline, la manifestation se prépare. Plusieurs élus font des discours, sur une plateforme de camion garé dans la boue, pendant que d’autres s’équipent pour la manifestation. Aux alentours de 11 heures, trois cortèges s’élancent. L’ambiance est festive, musicale et colorée. Les premiers arrivent près de la bassine avant 12 h 30. Les quads de gendarmerie vont à leur rencontre, et tirent de premières grenades lacrymogènes. Les manifestants font le tour de l’enceinte, pour l’approcher par l’ouest.
Mickaël B., 34 ans, est le premier à avoir été gravement blessé, au niveau du cou, selon les témoignages que nous avons recoupés. La munition qui l’a atteint n’est pas encore connue. Son état est jugé grave dès le début de sa prise en charge. Paul (1), un infirmier, est l’un des premiers à intervenir. «Je vois que cette personne est inconsciente, pas de réponse motrice, pas de réponse verbale, elle est dans un état critique, explique-t-il. Je vois un hématome cervical très important et une insuffisance respiratoire sévère, la personne suffoque.» Paul est rejoint par d’autres personnes : «On est quatre autour de lui, je m’attendais à commencer un massage cardiaque, donc je ne l’ai pas mis tout de suite en PLS [position latérale de sécurité]. J’essayais de surveiller sa fréquence respiratoire, j’avais du mal à la percevoir.»
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La médecin Perle Bertrand intervient dans les instants qui suivent. «Il devait être 13 heures 15. Toutes les cinq secondes, ça explosait, j’ai d’abord évacué une personne blessée au pied, se remémore-t-elle. Quand je me suis retournée, il y avait une personne à terre. Elle n’allait vraiment pas bien, elle était inconsciente, respirait avec des gasps [terme médical relatif à une respiration très laborieuse et significative d’un état de détresse, ndlr].»
Aucun véhicule des secours n’attendait Mickaël B.
La médecin contacte le Samu. «Cet appel a duré environ une demi-heure.» L’opérateur lui affirme que les secours ne peuvent pas intervenir là où se trouve Mickaël B. et qu’il faut le déplacer. Les manifestants s’organisent pour l’emmener près d’une route et l’écarter des tirs de grenades. Perle Bertrand poursuit : «Une fois qu’il était sur la route, je me suis dit, “c’est bon, on est à 200 mètres des affrontements, on a quelqu’un de grave, ils vont intervenir ici”. Pendant l’appel, le Samu m’a envoyé un SMS avec un lien de partage de localisation GPS.» Une capture de ce message, consultée par Libération, atteste qu’il a été envoyé par le Samu à 13 h 28. Une quinzaine de minutes après être tombé inconscient, Mickaël B. reprend connaissance et parvient à donner son identité à Perle Bertrand, qui la transmet au Samu. Mais les secours la rappellent et répètent qu’ils ne pourront pas intervenir sur place. Des images consultées par Libération permettent d’observer qu’à cette heure-là, aucun affrontement n’a lieu à l’endroit où est situé Mickaël B.
«La personne du Samu me dit qu’il fallait qu’on le transporte dans le centre de Sainte-Soline, que les secours attendent là-bas. On fixe le point de rendez-vous à l’église.» Mickaël B. est finalement installé dans une camionnette de l’organisation, qui prend la direction du village avec d’autres blessés plus légers, à 13 h 55, selon la source vidéo précédemment citée. Perle Bertrand apprendra plus tard qu’aucun véhicule des secours n’attendait Mickaël B. à Sainte-Soline. Les militants écologistes l’ont finalement emmené à l’hôpital de Poitiers par leurs propres moyens. Cette situation est décrite bien différemment dans le rapport publié mardi par la préfecture des Deux-Sèvres. Alors que le Samu a lui-même demandé l’évacuation vers l’église du village, la préfecture affirme que la présence de victimes à cet endroit était une «rumeur». Surtout, la situation d’urgence dans laquelle se trouvait Mickaël B. et les appels avec les services de secours n’apparaissent pas dans le rapport des autorités. «Aucune demande de secours faite ni au SDIS 79 [les pompiers], ni au Samu», soutient la préfecture à son sujet. Une affirmation qui fait enrager Perle Bertrand : «C’est totalement faux !»
«Son casque explose, il est tombé raide»
Un peu plus d’une heure après le début des affrontements – vers 13 h 45 –, Serge D., 32 ans, est blessé à la tête. «On était sur le côté gauche de la bassine, je l’ai vu se prendre un projectile au niveau de la tête. Il est tombé raide sur le sol. On l’a transporté un peu plus loin, pendant que les [grenades] continuaient de tomber», raconte Leslie (1) à Libération. «Serge était à un ou deux mètres devant moi. J’ai vu une explosion au niveau de sa tête. Son casque explose, il est tombé raide, comme un bâton. Rapidement, il y a eu une flaque de sang sous sa tête. Je crie “medic”. Il y a un flottement car personne ne sait quoi faire puis on le porte, à plusieurs. On le déplace plusieurs fois car il continue d’y avoir des lacrymos autour de nous. Il perd beaucoup de sang, il a une plaie au niveau du crâne. Mais surtout il saigne énormément d’une oreille, du nez et de la bouche. On finit par le ramener sur la route», décrit Tom (1).
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Leslie, infirmière de profession, décrit elle aussi une «hémorragie massive». Immédiatement, plusieurs coups de fil sont passés aux secours. Leslie affirme avoir tenté de contacter le Samu à trois reprises avant de finalement joindre un opérateur. A 13 h 49, Camille (1) prête son téléphone à un medic, qui passe un appel de trois minutes au 112, le numéro d’urgence européen. Selon plusieurs clichés consultés par Libé, l’ambulance du Samu n’arrivera près du blessé qu’entre 14 h 58 et 15 h 08. Soit entre 1 h 10 et 1 h 20 après cet appel avéré.
Quelques minutes après sa prise en charge par les medics, Serge D. est déplacé plus en retrait des affrontements, alors qu’une manœuvre des quads de la gendarmerie et un tir nourri de lacrymos créent un mouvement de foule et de panique. Peu avant 14 heures, Clara (1), professionnelle médicale, est aussi au «niveau des affrontements», et s’occupe de plusieurs blessés. Elle a réussi à joindre une régulatrice du Samu et lui communique un point GPS. A ce moment-là, des manifestants l’alertent sur un «blessé très grave». Serge D. est à terre, inconscient. «Quand j’arrive, il est en position latérale de sécurité, ils ont comprimé les saignements et appelé les secours. Il gémit, n’ouvre pas les yeux mais serre la main à la demande de façon occasionnelle», complète Agathe (1), médecin urgentiste. «Une fois que j’ai évalué qu’il avait un traumatisme crânien grave, j’ai demandé qu’on me passe le Samu au téléphone. Les gens me disent qu’ils ont appelé à plusieurs reprises.»
Clara est alors en ligne avec un médecin régulateur et lui passe le combiné. «Je demande une équipe de réanimation pour une urgence vitale immédiate, se remémore Agathe. Ils me répondent qu’ils sont en train d’organiser un point de rassemblement de victimes, mais que la zone n’est pas sécurisée. Je leur réponds qu’on est à distance des affrontements et qu’il faut un hélicoptère, on est au milieu des champs pour atterrir.»
«Des observateurs de la Ligue des droits de l’homme»
A Melle, à quelques kilomètres de là, le médecin Jérémie F., prévenu de la gravité de la situation, appelle le 15 pour la troisième fois. Cet appel de sept minutes, révélé par le Monde mardi soir et écouté par Libération, est enregistré par la Ligue des droits de l’homme (LDH). Il est environ 14 h 50. On lui indique alors que «le Samu […] dit qu’ils n’envoient personne sur place». Jérémie F. expose : «Je suis médecin, il y a des observateurs de la LDH […] sur place qui disent que c’est calme depuis une demi-heure. Vous pouvez intervenir.»
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Pendant que Jérémie F. est de nouveau placé en attente, il apprend que des médecins gendarmes viennent d’arriver près du blessé. «Vous en êtes où de la plus grosse urgence absolue ?» demande-t-il. Réponse du 15 : «On a eu un médecin sur place [Agathe] et on lui a expliqué […] qu’on n’enverra pas d’hélicos ou de moyens Smur [Structures mobiles d’urgence et de réanimation, ndlr] sur place. Parce qu’on a ordre de ne pas en envoyer par les forces de l’ordre.» Jérémie F. insiste, son interlocuteur lui répond qu’il «n’est pas le premier» à l’alerter. «Le problème, c’est que c’est à l’appréciation des forces de l’ordre», explique-t-il. Une avocate de la LDH demande d’où viennent ces ordres : «On n’a pas l’autorisation d’envoyer des secours sur place parce que c’est considéré comme étant dangereux», rétorque le régulateur. «Et si ça ne l’est pas, il y a non-assistance à personne en danger», rappellent les avocats de la LDH, qui insistent : «Vous confirmez que c’est la préfecture qui interdit l’accès ?» Réponse : «Non, ce n’est pas la préfecture qui interdit l’accès, c’est le commandement sur place.»
Interrogé par Libération, le responsable du Samu des Deux-Sèvres, Farnam Faranpour, ne voit pas la décision des autorités comme une entrave. Pour lui, «dans un état de médecine exceptionnelle, on doit écouter la même voix. Moi médecin, je ne peux pas décider seul d’aller à tel endroit parce que quelqu’un au téléphone m’a dit qu’il n’y avait pas de problème». Et de poursuivre : «C’est le poste de commandement opérationnel qui va donner le feu vert ou pas. Il y a des zones dans lesquelles l’intervention peut être délétère. Je perds une équipe si elle se fait tirer dessus.»
«Donner les blessés aux gendarmes»
A cet instant, cela fait plus d’une heure que les autorités ont connaissance de la gravité de la situation. A 13 h 49, lors d’un échange SMS avec Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne, le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, «me dit savoir que ce qui est en train de se passer est très grave. Quand je réponds qu’il faut évacuer les blessés et que les gendarmes bloquent l’arrivée des ambulances, il me répond à 14 h 24 qu’il fait passer le message».
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A 14 h 07, la secrétaire nationale d’EE-LV, Marine Tondelier, alerte une conseillère d’Elisabeth Borne, la Première ministre, pour lui demander l’évacuation des blessés. Elle est rappelée par la préfète des Deux-Sèvres, Emmanuelle Dubée, à 14 h 13 pour parler des blessés dont «un cas particulièrement grave», une jeune fille avec «un enfoncement orbital et un traumatisme à la mâchoire», selon le compte rendu rédigé a posteriori par Marine Tondelier. Une médecin de la gendarmerie lui indique ensuite d’amener cette jeune fille du côté des forces de l’ordre, alors qu’elle n’est «clairement pas déplaçable», juge l’élue. D’après elle, la préfète lui confirme par SMS à 14 h 32 que «la situation est prise en compte par le Samu».
Pendant que les soignants essaient de faire venir les secours, un autre responsable de la Confédération paysanne est en lien avec les autorités entre 14 h 03 et 15 h 42. La communication est difficile. Ce sont d’abord les renseignements territoriaux qui l’appellent pour lui demander de dire aux manifestants «de donner les blessés aux gendarmes». Puis il communique avec la préfète par SMS à 14 h 39 pour réclamer de laisser passer le Samu. Celle-ci lui répond trois minutes plus tard : «Elle me dit que le Samu n’avait pas été engagé, mais qu’il l’est à présent, et me demande d’assurer la sécurité des pompiers.» Il reste au téléphone avec la préfète pendant 18 minutes, répète qu’il «faut un hélico», et finit, seul, par aller chercher derrière les lignes d’affrontement un médecin et un infirmier militaires, qu’il escorte en courant jusqu’à Serge D.
«Prépare tout de suite l’intubation»
Pendant ce temps, son état s’est dégradé : «Son coma était de plus en plus profond. On a commencé à se dire qu’on allait l’installer à l’arrière d’une voiture de manifestants sur un matelas et qu’on allait partir avec», raconte Agathe. Selon une photo consultée par Libération, une camionnette blanche de particulier arrive sur le chemin où se situe Serge D. à 14 h 30. A 14 h 37, elle est à proximité du blessé. Tandis que sur un autre chemin où sont pris en charge des blessés, une ambulance du Samu finit par débarquer à 14 h 52. Les secouristes sont en fait au mauvais endroit. Ils indiquent qu’ils cherchent un autre blessé, «plus grave» que ceux qui se trouvent là. Il s’agit de Serge D.
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Mat (1), militant de Bassines non merci, se trouve alors avec le blessé (au point numéro 3 sur la carte ci-dessus) : «On a eu l’annonce que le Samu arrivait, mais on les a vus au point 2. J’ai couru jusqu’à eux, je leur ai dit “les urgences vitales sont là-bas, je vous emmène”. Je suis monté avec eux dans leur ambulance. On est arrivés par le chemin dégagé jusqu’à Serge D.» Il assure que le Samu a pu passer sans encombre jusqu’au blessé.
«Cinq ou dix minutes après l’avoir mis dans la camionnette [d’un particulier], on voit le camion du Samu qui arrive sur une autre route et des gens en kaki, sûrement des médecins gendarmes, qui arrivent en courant», raconte Leslie. Une autre photo, prise à 14 h 58, atteste de la présence de deux gendarmes près du véhicule. «J’ai senti que très vite le médecin [militaire] s’est rendu compte que c’était grave. Je lui dis “tu rappelles la régulation et appuies ma demande de Smur”, ce qu’il a fait. Pas longtemps après, un camion du Smur est arrivé», rapporte Agathe. La médecin urgentiste indique que les médecins militaires n’avaient qu’«un matos très limité» : «De quoi perfuser [Serge D.] mais pas de quoi l’intuber.» Mardi, la préfecture a soutenu que l’intervention du médecin militaire s’etait déroulée «au milieu d’un groupe d’opposants agressifs». Mat affirme le contraire : «Ils ont enlevé leurs casques, ils ne devaient pas se sentir en danger.» Ce dont atteste la photo consultée par Libération. Mais à leur retour, ils ont été visés par des jets de pierres.
Quelques minutes plus tard, le Smur arrive sur place et «prépare tout de suite l’intubation», poursuit Clara. A 15 h 08, une image montre le camion d’urgence et de réanimation à côté de Serge D. Interrogé par Libération, le patron du Samu des Deux-Sèvres, Farnam Faranpour, indique que la prise en charge du blessé a débuté à 15 h 15. Selon la préfecture, un hélicoptère a ensuite décollé pour transférer Serge D. vers l’hôpital de Poitiers à 16 h 34.
(1) Les prénoms ont été modifiés