« Face à la crise, il faut sortir du système néolibéral et productiviste » Le Monde + Libé

Un plan de « sortie de crise ». C’est ainsi que dix-huit organisations associatives et syndicales ont nommé leur plate-forme de propositions pour répondre en urgence à la crise sanitaire liée au coronavirus et, sur le plus long terme, aux crises économique et climatique.

Cette coalition inédite a été initiée par le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, la coprésidente d’Attac, Aurélie Trouvé, et le directeur général de Greenpeace France, Jean-François Julliard. Une liste de propositions marquées par leur radicalité sociale et écologique « pour un monde d’après qui ne ressemble pas au monde d’avant ».

Votre « plan de sortie de crise » propose 34 mesures. Vous appelez à une « reconversion sociale et écologique » du tissu économique français. Concrètement, comment cela pourrait-il se passer ?

Aurélie Trouvé : La transition écologique est complémentaire avec la création de centaines de milliers d’emplois. Nous voulons une reconversion professionnelle qui permette de maintenir les emplois actuels, d’en créer de nouveaux, et il faut que ce soit des emplois de qualité ! Le plan de sortie de crise suppose, justement, une planification. Pour ne pas relancer un modèle insoutenable, et pour rendre complémentaires ces exigences sociales et écologiques.

Aurélie Trouvé, coprésidente d’Attac, près de chez elle à
        Montreuil (Seine-Saint-Denis), le 25 mai.
Aurélie Trouvé, coprésidente d’Attac, près de chez elle à Montreuil (Seine-Saint-Denis), le 25 mai. ED ALCOCK POUR « LE MONDE »

Vous plaidez pour une « économie de la sobriété » contre le consumérisme. La CGT est-elle devenue décroissante ? Ou Greenpeace productiviste ?

Philippe Martinez : Le vrai débat, c’est comment produire et consommer autrement. C’est pour cela que notre plan pose la question de la réduction du temps de travail. On peut également s’interroger sur la consommation : est-ce que ça vaut le coup d’avoir tous les deux ans une nouvelle version d’iPhone fabriquée au bout du monde ?

Jean-François Julliard : Les écologistes ne disent surtout pas qu’il faut arrêter toute activité productive ! Mais on parle décrue des industries qui polluent et réorientation des investissements vers les secteurs qui font du bien. On n’a aucun mal à assumer qu’il faut accroître la production alimentaire issue de l’agriculture biologique, développer le ferroviaire, les transports en commun. Ce n’est pas une approche décroissante.

Vous proposez notamment une augmentation généralisée des salaires, la réduction du temps de travail et un fort soutien à la transition énergétique. Comment financer un tel projet ?

P. M. : De l’argent, il y en a, mais il est capté par le privé. En 2019, la France était la championne du monde des dividendes versés aux actionnaires ! N’oublions pas non plus que, même durant cette crise, certains secteurs comme la grande distribution se font faits beaucoup d’argent. L’enjeu est celui d’un plus grand partage des richesses fléché vers le social et l’environnement.

J.-F. J. : Beaucoup de nos mesures consistent à réorienter des investissements qui existent aujourd’hui, notamment dans les énergies fossiles. On propose par exemple une loi qui contraigne les entreprises à s’aligner sur les objectifs de l’accord de Paris sur le climat. On pourra ainsi rediriger des fonds qui profitent à des industries hautement carbonées vers des secteurs plus favorables à la lutte contre le réchauffement climatique.

Le gouvernement prévoit des aides massives pour le secteur aérien et Renault. Votre plan défend l’idée de garanties écologiques et sociales. Quelles conditions faut-il fixer ?

P. M. : Cela fait longtemps qu’on intervient sur ces entreprises pour qu’elles opèrent des ruptures de choix stratégiques. Elles ne l’ont pas fait. Renault n’a, par exemple, pas investi dans la motorisation hybride rechargeable. Aujourd’hui, les aides de l’Etat ne sont ni pour le social ni pour l’environnement, mais confortent les profits de ces entreprises. Chez Renault ou Air France, ça s’accompagne de restructurations sans contrepartie. Il faut que ces aides soient conditionnées à des changements profonds. Nous devons aussi revoir l’ensemble des questions de mobilité. S’il y a eu un syndicat qui s’est battu contre la casse de la SNCF et du fret ferroviaire, c’est bien la CGT !

J.-F. J. : Tout ce que vient de dire Philippe Martinez, j’aurais pu le dire aussi. On porte ensemble l’arrêt de certaines lignes aériennes, l’annulation de projets d’extension ou de privatisation d’aéroports, le renforcement du ferroviaire, notamment des trains de nuit. Ce sont des sujets concrets, permettant la limitation des gaz à effet de serre.

Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace
        France, chez lui à Pantin (Seine-Saint-Denis), le 25 mai.
Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, chez lui à Pantin (Seine-Saint-Denis), le 25 mai. ED ALCOCK POUR « LE MONDE »

Vous demandez à l’Etat de ne pas soutenir le secteur des énergies fossiles ou la relance du nucléaire. La CGT défend pourtant un moratoire sur la fermeture des centrales à charbon et le développement du nucléaire en France…

P. M. : La CGT se prononce pour un mix énergétique diversifié et se bat chez EDF contre l’arrêt des investissements de recherche en matière d’énergies nouvelles – un domaine qu’EDF a laissé au privé. Sur les centrales à charbon, il existe des projets de reconversion défendus par les salariés, il faut s’appuyer sur leurs propositions – comme c’est le cas à la centrale de Gardanne [dans les Bouches-du-Rhône], par exemple. Mais si on dit aux salariés « vous avez le choix entre votre emploi ou la planète », ça va être compliqué ! On préfère aller discuter avec eux pour voir comment transformer ces industries polluantes.

J.-F. J. : On n’a jamais caché nos divergences sur le sujet, Greenpeace est antinucléaire et défend une sortie du nucléaire la plus rapide possible. Mais il faut prendre le temps des reconversions d’emplois. On ne sera pas forcément d’accord tout de suite sur le rythme de fermeture des centrales. Mais on intègre la dimension sociale dans la reconversion écologique, et je n’ai pas entendu la CGT défendre le charbon.

A quoi sert la plate-forme que vous avez constituée ? Est-ce la base d’un programme pour l’élection présidentielle de 2022 ?

J.-F. J. : L’idée était d’aller au-delà des mots sur l’articulation nécessaire de l’urgence sociale et environnementale dont tout le monde parle. Si on veut dépasser le simple slogan « fin du monde, fin du mois », il faut se colleter au réel et voir ce que nous sommes capables de faire ensemble malgré nos divergences. Ce n’est pas un programme en train de se construire, mais des mesures qui ont pour but une mise en œuvre réelle, et pour cela, on a besoin des partis politiques. Notre objectif est ensuite de les influencer dans leur diversité.

P. M. : Depuis un an que nous nous parlons, on s’est rendu compte qu’il y avait plus de choses qui nous réunissaient que de choses qui nous opposaient. Ce document permet à tout le monde de comprendre qu’il n’y a pas qu’une seule route.

Se parler entre associations écologistes et syndicats est une nouveauté. Comment vos adhérents réagissent-ils ?

J.-F. J. : A Greenpeace, ça a suscité à la fois curiosité et interrogations dans notre base militante. Certains se posent des questions sur les syndicats et leur approche de la transition énergétique, mais personne ne s’est fâché ou n’a quitté nos rangs parce qu’on se rapprochait de la CGT.

P. M. : A la CGT, cela correspond à une attente, notamment chez les plus jeunes adhérents qui sont, comme leur génération, beaucoup plus sensibles que les précédentes aux questions environnementales. Il y a aussi des réticences, des rires moqueurs quand on parle de Greenpeace, mais ça a libéré la parole de nombreux d’adhérents qui nous ont dit « il faut y aller ». Quand on est dirigeant syndical, il faut aussi savoir faire avancer les choses. On veut se confronter aux réalités du travail – de ceux qui bossent et de ceux qui cherchent du boulot – et voir ce qu’on peut faire bouger par des actes, pas uniquement par la parole.

Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, sur le
        toit-terrasse du siège du syndicat à Montreuil
        (Seine-Saint-Denis), le 25 mai.
Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, sur le toit-terrasse du siège du syndicat à Montreuil (Seine-Saint-Denis), le 25 mai. ED ALCOCK POUR « LE MONDE »

En quoi cette initiative est-elle différente des multiples appels parus sur le monde d’après, comme le pacte du « pouvoir de vivre » porté par Nicolas Hulot et Laurent Berger, de la CFDT ?

J.-F. J. : On trouve dans les 34 mesures des actions qui doivent être mises en œuvre immédiatement (masques gratuits pour tous, plan hôpital) et des mesures à court et moyen termes qui vont entraîner une reconstruction écologique et sociale de nos sociétés. On a des mesures radicales qui vont plus loin que la simple incantation.

A. T. : Nous avons invité le Pacte du pouvoir de vivre à participer à notre démarche. Ils n’ont pas souhaité nous rejoindre. Le socle des idées que nous mettons sur la table implique un changement de système, une sortie du système néolibéral et productiviste. Quand on propose que la dette publique détenue par la Banque centrale européenne soit une dette perpétuelle à taux zéro, ce n’est pas rien du point de vue macroéconomique.

Vous avez aussi organisé une réunion avec les directions de tous les partis de gauche et écologistes. Quel rôle jouent-ils ? Qu’en attendez-vous ?

A. T. : Notre espace n’est pas celui de la recomposition politique, ce n’est pas notre job. On a invité les partis qui soutenaient notre démarche à discuter de ce plan de sortie de crise et des mobilisations futures pour porter ces propositions.

P. M. : On fait des propositions concrètes. Et on dit aux partis : « On a bossé, qu’est-ce que vous faites de tout ça ? »

De la CGT à Greenpeace, un «plan de sortie de crise» sociale et écologique

Par Frantz Durupt

Hausse des salaires, suppression de certains liaisons aériennes, embauches dans les hôpitaux… Une vingtaine de syndicats et associations dévoilent ce mardi des propositions pour poser les bases du «monde d’après». Le résultat d’un échange noué il y a près d’un an.

Que sera le «monde d’après» la pandémie de Covid-19 ? Bien malin qui pourrait déjà le dire, mais gageons qu’à gauche, on ne perdra pas de sitôt l’habitude de produire à la chaîne des «tribunes» et autres «appels unitaires» pour faire advenir «un autre monde». Fait notable : ce mardi, l’une de ces multiples démarches franchit une étape supplémentaire avec la mise sur la table d’un «plan de sortie de crise» comprenant 34 propositions. Autre fait notable : l’initiative réunit une vingtaine d’organisations dont le spectre s’étend de la CGT à Alternatiba en passant par Solidaires, la FSU, Greenpeace France, Oxfam France, les Amis de la Terre, l’Unef ou encore Attac, soit quelque chose qui commence à ressembler à une convergence concrète entre le social et l’écologie, ce doux rêve de gauche que synthétise le slogan «fin du monde, fin du mois, même combat» né dans le sillage des gilets jaunes.

L’alliance a pris racine dès l’été 2019, autour du trio Attac–Greenpeace–CGT, avant de s’amplifier autour d’une tribune dans le JDD en janvier et de s’accélérer, à la faveur de la pandémie de Covid-19, avec une autre tribune publiée fin mars sous le titre «Plus jamais ça»«La toute première fois que j’ai rencontré Philippe Martinez [le secrétaire général de la CGT], c’était au contre-sommet du G7, à l’initiative d’Attac, qui a eu cette excellente idée», se remémore Jean-François Julliard, le directeur général de Greenpeace France. «On s’est rendu compte qu’il y a beaucoup plus de choses qui nous rassemblent que de choses qui nous opposent», dit-il à l’unisson du leader de la CGT, qui se félicitait mi-mai, dans un entretien à Libé, que des organisations aussi différentes que son syndicat et Greenpeace finissent par se retrouver «pour dire que ça ne peut plus continuer comme avant».

«Etonnamment, ça a été très vite»

Dans les faits, une bonne partie des 34 mesures proposées dans ce «Plan de sortie de crise» ne surprendront pas les habitués des meetings de gauche ou écolos. Florilège : pas de salaires «en dessous de 1 700 euros nets» ; un temps de travail de référence de 32 heures hebdomadaires ; pas de licenciements qui ne seraient pas «justifiés par des difficultés économiques graves et immédiates» ; revalorisation massive de «l’ensemble des minimas sociaux et des aides sociales» ; suppression de la dette des pays pauvres et «rachat de dette publique en lui donnant le statut de dette perpétuelle avec un taux d’intérêt nul» pour ce qui concerne la France ; soutien à la transition écologique en permettant «aux paysan·nes de développer les protéines végétales et prairies, lier l’élevage au sol, gérer durablement l’eau, lutter contre la déforestation importée, s’affranchir à terme des pesticides et engrais de synthèse et des multinationales qui les fabriquent»

Des idées classiques, mais unanimement adoptées par les signataires après avoir été «passées au prisme et au crible de nos grilles de lecture respectives», dit Jean-François Julliard. «Etonnamment, ça a été très vite», souligne Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France. «Tout le monde est très conscient de la nécessité. Tout le monde a envie que ça se passe bien», ajoute-t-elle. Ce qui ne signifie pas que cela s’est fait sans discussions : «Il y a eu des débats entre Oxfam et Attac sur la taxe sur les transactions financières, Oxfam considérant qu’il en existait déjà une, Attac considérant que non», raconte Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac. «Finalement, on a écrit qu’il y avait déjà une taxe sur les transactions financières, mais à améliorer. Les compromis ont dû être faits de toutes parts. Même sur la question agricole et alimentaire, ça n’est pas forcément simple entre la Confédération paysanne et les syndicats représentant les salariés agricoles.»

«Cette crise, ça peut aussi être l’occasion d’un choc néolibéral»

Les enjeux du moment ont peut-être aidé à fortifier les rapprochements, tout en rendant certaines propositions plus légitimes. «Vous voyez bien tous les débats autour de la relance des activités les plus polluantes», lance Aurélie Trouvé. «C’est là que notre cadre prend tout son sens. On ne pensait pas qu’il prendrait autant de sens dans la période.» «Certaines idées n’auraient peut-être pas été perçues aussi positivement avant la crise», avance de son côté Jean-François Julliard. «Par exemple, l’interdiction de certaines lignes aériennes est aujourd’hui dans le débat public. Avant, il n’en était même pas question. On sent bien qu’au sein même du gouvernement, des certitudes ont été remises en cause.» Autre sujet majeur : le système de santé. «La question des hôpitaux, là elle est vraiment au centre», relève Aurélie Trouvé. «On écrit qu’il faut créer 100 000 emplois de fonctionnaires. On a chiffré. Ce ne sont pas des grands mots, des grands discours.»

Reste à savoir ce qu’il adviendra de tout cela. Pour l’heure, une vaste réunion Zoom a été organisée avec l’ensemble des partis politiques représentant la gauche, du Parti socialiste au NPA, afin de poser les bases d’un dialogue élargi. Et si certaines mesures sont d’application directe, tout n’est pas figé. «Il y a des points qu’il faut qu’on développe : la reconversion industrielle, la reconversion énergétique et l’Europe», explique Aurélie Trouvé. «On a encore beaucoup de boulot, mais il faut se donner le temps, le faire à notre rythme. On ne peut pas régler en quelques semaines des débats de plusieurs années», ajoute-t-elle, en vantant un plan «évolutif» destiné à s’enrichir en invitant les citoyens et les salariés à s’en emparer. Tout en avertissant : «Dans ces moments d’immédiat après-crise, les choses s’accélèrent. Et elles peuvent s’accélérer dans différents sens. Cette crise, ça peut aussi être l’occasion d’un choc néolibéral. D’où la nécessité de se mobiliser maintenant.»

Frantz Durupt

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